Jusqu’à ce jour d’été si particulier, Adrien avait toujours bien écouté son papa. Du haut de ses sept ans, le garçon affrontait le dragon-pieuvre colossal qui menaçait son armée de soldats. Ses mains égratignées manœuvraient un vaisseau amiral capable de fendre les nuages et l’espace. Assis sur un monticule de pierres, un ours en peluche aux yeux bigarrés assistait à la guerre qui se jouait entre l’enfant et le reste du monde.
Après une incroyable pirouette, le monstre tentaculaire fonça sur Adrien pour l’engloutir, mais une première salve de flèches effleura le flanc dodu de la créature. Une seconde le transforma en une vieille passoire pourrie. Ses tripes gluantes s’éclatèrent au sol dans un déluge de paillettes et de sang. Les fondations du navire tremblèrent sous la chute du gigantesque assaillant.
— Haut les cœurs ! hurla Nathaël.
Le meilleur ami d’Adrien gesticulait pour célébrer l’improbable victoire de l’inséparable duo.
— Adrien ! s’engouffra la voix d’Elias à travers les douves.
— C’est mon papa, il me cherche.
— Reste avec moi !
— Vaut mieux que j’y aille…
Nathaël bouda, en vain.
— Je reviens tout de suite !
Adrien courait à travers les buissons, s’écorchant le visage à mesure qu’il s’approchait des adultes. Sans un mot pour son père, il se jeta sur le paquet de gâteaux entrouvert.
— Qu’est-ce qu’on dit ?
— Merci, grommela Adrien, la bouche pleine de chocolat.
Les joues gonflées par de trop grosses bouchées, Adrien peinait à garder le contrôle. Ses jambes s’agitaient, son esprit était déjà reparti jouer avec Nathaël. Sur le banc d’en face, Adrien remarqua un homme en costume noir qui l’observait avec intérêt. L’homme fit semblant de sortir quelque chose de son sac qu’il observa avec gourmandise avant de le déballer. Il sourit à Adrien et ouvrit la bouche en grand avant de planter ses dents dans un sandwich imaginaire. Amusé par le spectacle, Adrien lâcha un sourire. Il manquait deux dents.
— Qu’est-ce que tu t’es encore fait ? interrogea Elias en examinant les pommettes griffées de son fils.
Adrien se noyait dans ses pensées en aspirant le jus de fruits en briquette.
— Adrien ? interpella Elias. Tu rêves ou quoi ?
— Hmm ? s’étonna le petit garçon en libérant la paille.
— Tu es allé grimper sur les rochers ? Tu sais que c’est interdit.
Adrien observa les fourrés qui délimitaient l’espace jeux.
— Pourquoi tu ne joues pas avec les autres enfants ? Ils ne sont pas de ton école ceux-là ?
Des garçons chahutaient sur le ponton rouge qui enjambait l’étang recouvert de nénuphars.
— C’est eux qui veulent pas jouer avec moi, justifia Adrien avant de s’emparer du paquet de gâteaux.
— Tu as assez mangé comme ça.
— C’est pour Nat !
— Attends ! s’exclama Elias en retenant son fils.
Sa bouche humidifia un mouchoir à fleurs qui décrocha les derniers vestiges de chocolat nichés aux coins de la bouche d’Adrien.
— Là, voilà. Tu es prêt.
Adrien sourit avec sa tête toute propre.
— Et tu ne parles pas aux inconnus. Promis ?
Adrien hocha le crâne et disparut.
— Nat, Nat, Nat… J’aimerais bien pouvoir parler à ses parents à celui-là, avoua Elias en souriant.
Le château fort avait retrouvé un calme inquiétant. Adrien s’enfonçait à travers les dédales, marchait sur le crâne d’un squelette et frissonna à l’idée que Nathaël ne réapparaisse jamais.
— Bouh !
Le cœur d’Adrien sursauta.
— T’es trop nul !
Adrien ramassa le biscuit aromatisé aux cailloux. Nathaël devina que c’était pour lui.
— J’ai même pas eu peur, d’abord.
— Dépêche-toi, on a un trésor à déterrer !
Pendant que Nathaël collectait tout un tas de galets pour écraser la tête des méchants, Adrien déploya l’arbalète conçue par son père. La bataille finale approchait.
— Ils arrivent, déclara Nathaël en observant à travers son rouleau de papier essuie-tout.
— Haut les cœurs ! hurla à son tour Adrien, alors qu’une goutte d’eau éclata sur l’arête de son nez.
Les créatures sombraient sous les coups des chevaliers-soldats. Haches enflammées, boulets de canon et pistolets laser s’échangeaient des politesses sur les rochers où il était interdit de jouer. Du haut de sa tour, l’ours en peluche se délectait de cette incroyable histoire.
Adrien arma son arbalète pendant que le dragon-pieuvre – revenu d’entre-les-morts – déployait son ombre sur son royaume. Mais alors que le héros s’apprêtait à donner l’estocade, sa semelle dérapa sur la roche mouillée et son dos percuta la boue. Le liquide opaque s’engouffrait à travers les tympans, les pores et le royaume d’Adrien. Le dragon-pieuvre avait survécu. L’espoir avait disparu. Tout était perdu !
Adrien frotta ses paupières recouvertes de boue et ouvrit les yeux. Un visage d’ours avait envahi son champ de vision. Une main épaisse l’aida à se relever. C’était celle du monsieur du goûter ! Il tenait la peluche dans son autre main et l’observait avec grand intérêt. Adrien craignait pour l’état physique et mental de son doudou.
— Comment s’appelle-t-il ? demanda l’inconnu en examinant le jouet sous toutes les coutures.
Adrien se rappela la promesse faite à son père. Il fallait bien l’écouter. Adrien avait toujours bien écouté son papa.
— Tu sais, moi aussi j’avais un doudou comme ça quand j’étais petit.
Jusqu’à ce jour d’été si particulier.
— Il a pas de nom, avoua Adrien.
— Alors je vais te confier un secret : quand on donne un nom à un doudou, on lui donne la vie, on le rend vrai. C’est ce qui est arrivé avec le mien. Tu me promets qu’un jour, tu lui donneras un nom ?
Adrien hocha la tête et le doudou revint vers lui. La grande silhouette de l’homme s’effaça, remplacée par celle plus petite d’un copain surexcité.
— Tu fais quoi ? s’alarma Nathaël en agitant son sabre. Il faut tuer ce monstre !
Adrien récupéra l’arbalète hors d’usage. Jamais elle ne pourrait être réparée.
— Je suis pas assez fort.
— Bien sûr que tu l’es !
Aidé par son compagnon, le chevalier ajusta son armure avant de frémir au cri de colère de son père. Nathaël déguerpit aussitôt.
— Adrien, qu’est-ce que tu fais ? Ton pantalon est foutu ! Tes chaussures ! Tu en as mis partout !
— Maman veut bien que je joue dans la boue !
Les narines paternelles s’agitèrent. Ça sentait le roussi.
— Il ne faut pas que tu t’éloignes, c’est dangereux !
Elias jeta le sabre en forme de bâton tordu, glissa l’arbalète dans le sac à dos d’Adrien et exfiltra son fils hors du parc, imité par tous les autres parents. Le ciel sombre plongea la ville dans une nuit oppressante. Ils traversèrent la route, manquant de se faire percuter par un véhicule noir.
— Doudou !
— Quoi ton doudou ?
— On a oublié mon doudou !
Elias prit la mesure de la distance qui les séparait à présent du parc. Les grilles venaient d’être fermées par le gardien dont la silhouette disparaissait sous la pluie battante.
— Mon doudou !
— Il ne va pas s’envoler. On reviendra le chercher demain.
— Je veux mon doudou !
— On t’en rachètera un autre !
— Mon doudou !
— C’est fini maintenant, Adrien !
En sécurité sous l’abribus qui côtoyait la pharmacie, Elias se mit à hauteur d’Adrien. Sa voix tentait de reprendre le contrôle de la situation.
— On prend les médicaments pour ta mère et on rentre. Je te promets que tu retrouveras bientôt ton doudou. D’accord ?
Le petit garçon accepta la prophétie en refrénant un dernier sanglot et accompagna son père à l’intérieur de l’officine.
— Attends-moi ici, imposa Elias avant de gagner la longue file d’attente.
Adrien s’assit dans l’espace réservé aux enfants turbulents où une petite table ronde accueillait des crayons de couleur et de feuilles de papier. Il commença à dessiner une adorable maison au milieu d’un champ de fleurs jaunes. Autour de l’artiste en herbe, des boîtes de médicaments formaient d’imposantes murailles, prêtes à contenir toute une armée de nouveaux soldats. Et si le monstre revenait ? Adrien s’inquiéta de cette possibilité et décida que les boîtes n’étaient pas si bien rangées. Alors que son père peinait à obtenir le contenu exact de la prescription, Adrien déplaça les emballages pour une configuration plus défensive.
L’ouverture automatique des portes entraîna un courant d’air et la chute de l’une des briques du château. Adrien se pencha, mais c’est la main de quelqu’un d’autre qui ramassa la brique. La manche était noire comme le costume du monsieur qui mangeait des casse-croûtes invisibles. L’homme sourit en tendant la boîte de médicament. Adrien sourit à son tour et s’empressa de reprendre le chantier.
C’est en imbriquant cette boîte qu’Adrien remarqua un être familier à travers la vitrine. Le fessier sur le banc de l’abribus, un petit ours aux yeux vairons attendait sagement son propriétaire. Comme un doudou courageux, il était revenu ! Un vent de détermination souffla entre les boîtes de médicament. Adrien n’allait pas abandonner son doudou une seconde fois !
— N’oubliez pas votre ordonnance ! annonça le pharmacien.
Elias s’empara du sachet abritant les neuroleptiques sous le regard moralisateur du client suivant et découvrit la forteresse détruite, le dessin abandonné, la chaise vide.
— Adrien ?
Son cœur se noua.
— Adrien ?
Son corps anxieux rebondit à travers les allées de la pharmacie.
— Quelqu’un a vu mon fils ? Un garçon de sept ans ? Adrien ?
Dehors, la pluie faisait tout disparaître. Le bus d’abord. Les gens ensuite. L’espoir enfin.
— Adrien ! Adrien ! Adrien !
Le regard d’Elias se posa sur le banc de l’abribus avant de plonger dans le dessin coloré de son fils. Dans l’enfer de ce jour d’été, sous la pluie cruelle d’une journée inimaginable, Elias s’écroula sous l’horreur de l’évidence.
Il n’y avait plus de doudou.
Il n’y avait plus Adrien.
À suivre.
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